Chapitre 3
Vincent passa le reste de la journée à regarder la mer et
à lire un roman d'espionnage. La veille de son départ, vaguement angoissé par
cette rupture franche de son quotidien pour aller vers l'inconnu, il avait
songé qu'un roman à suspens serait un bon compagnon de voyage et musellerait
ses peurs. Il avait donc acheté un livre de John Le Carré chez le libraire en
haut de sa rue et l'avait glissé dans ses bagages. A présent, il alternait
lecture dans sa cabine et montée sur le pont où il restait immobile dans le
vent, les yeux tournés vers les vagues, et ne parvenait pas à se défaire de
l'impression qu'une main allait à nouveau se poser sur son bras. Il pensa à
Marie presque à chaque instant, en scrutant la mer, en tournant les pages, en
montant et descendant les escaliers. Il ressentait tour à tour de l'attachement
pour elle, une aigreur vive lorsqu'il pensait à son mari, une certaine
oppression devant l'étrangeté de ces retrouvailles parce qu'une part de
lui-même refusait la coïncidence.
Le soir arriva, et à l'heure dite Vincent se trouvait sur
la passerelle. Ne sachant très bien comment il devait se présenter, il avait
opté pour une chemise beige et un pantalon gris, ni chic ni trop décontracté.
Marie ne tarda pas à le rejoindre et le guida, joyeuse et légère, jusqu'à la
cabine du capitaine. En y entrant, ils croisèrent une vieille femme noire qui
sortait avec un petit paquet à la main.
L'homme était attablé, attendant qu'on lui apporte le
menu du jour. Il avait les cheveux bruns et la peau bronzée et portait son
uniforme de travail. Lorsqu'il se leva pour le saluer, Vincent découvrit qu'il
était étonnamment grand au point que le sommet de sa tête frôlait le plafond de
la cabine. Il s'appelait Edward et s'exprimait avec un accent anglais. Tous
trois s'assirent et entamèrent le repas qui leur fut servi après quelques
minutes d'attente.
- Donc, tu pars en Irlande! lança Marie, le regard
pétillant.
Vincent se sentait gêné comme si elle lui était inconnue,
comme s'il se trouvait en face de deux juges.
- C'est cela, dit-il. J'avais besoin de changement.
Il trouvait que leur regard était empreint d’indulgence.
Marie lui semblait plus distante qu'elle ne l'avait jamais été, malgré ses
nombreux sourires et sa bonne humeur. Soudain, on frappa à la porte et un vieil
homme entra. Il avait de longs cheveux blancs et portait un béret à la main. Il
était assez pauvrement vêtu. Il s'adressa à Edward dans une langue que Vincent
ne parvint pas à identifier. Le capitaine le salua, se leva et prit un livre
qu’il lui tendit. L’homme remercia et sortit. Mais que se passait-il donc sur
ce ferry ?
L’incursion de cet homme fut l’occasion pour Vincent de
remarquer la bibliothèque d’Edward, des rayonnages de bois neuf remplis de
livres, une bonne centaine sans doute, dans des langues diverses, certains même
en alphabet cyrillique, d’après les inscriptions qu’il pouvait apercevoir sur
la tranche. Dérouté, Vincent reporta ses pensées sur la conversation qu’il
avait eue avec Marie et se décida à lui demander comment elle savait qu’il
avait renoncé à un autre voyage. Il était temps en effet de lever un coin du
voile et d’apaiser son sentiment de malaise.